"L'âme de la chanson" de David Gille, aux Editions Transboréal

Petit esthétique des refrains populaires

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 Paris, rue Mouffetard, un dimanche à 11 heures du matin. Du bas de la rue, le parvis de l'église Saint Médard, montent entre étals de fromages et éventaires de fruits et légumes le son d'un accordéon et la voix d'une femme amplifiée par des enceintes. Elle interprète  Mont amant de Saint Jean, ce mini-drame en trois couplets que chanta Lucienne Delyle pendant la seconde guerre mondiale. Au refrain, on discerne la voix de plusieurs chanteurs: habitants du quartier et promeneurs occasionnels se rassemblent un moment autour des grands succès du XXème siècle. La sélection à vrai dire, dépasse rarement les années 1960: La Java bleue, A la Bastille, La vie en rose, La bohème, La mauvaise réputation, Un gamin de Paris, La complainte de la Butte, C'est un mauvais garçon... Debout sous un parasol vert, un accordéoniste dirige avec entrain cette chorale impromptue, où se mélangent, tant bien que mal, les voix des habitués à celles des gens de passage

 Les organisateurs de cette "chorale du dimanche" distribuent des feuillets sur lesquels sont inscrits les textes des chansons. Jadis, on les nommait des "imprimés"; ils furent le premier mode de fixation et de diffusion de l'art de la chanson. Chacun d'entre eux portait la mention "Sur l'air de ...". Cette indication suffisait pour chanter les paroles, car la mélodie, traditionnelle ou à la mode, était connue de tous. Ces mélodies s'appelaient des "timbres". Ainsi, sur la mélodie de J'ai du bon tabac, qui remonte au XVIIIè siècle, on chantait dans le Val de Loire: "Tout le long du bois / J'embrassais Jeanette / Tout le long du bois / J'l'embrassais trois fois". Une fois que les textes furent fixés sur le papier, ils purent - proportionellement au recul de l'analphabétisme -

être vendus par les colporteurs, les marchands de journaux et les chanteurs de rue.

Les choristes amateurs de la rue Mouffetard perpétuent donc sans toujours le savoir une vieille tradition, et confirment l'une des caractéristiques principales de la chanson : la musique se retient plus facilement que le texte. La raison en est qu'elle prend toujours la forme d'un motif court et cyclique. Shématiquement, on peut dire que le compositeur écrit un thème qui colle au premier couplet, puis le réutilise quand vient le deuximème, si bien que les paroles évoluent, mais pas la musique. Un principe d'autonomie et de répétition mélodiques qui provoque le double plaisir de l'attente et de la satisfaction de cette attente chez l'auditeur qui parcourt un chemin dont le déroulement est tracé dès les premières notes.

Pendant ces matinées dominicales, un bal s'improvise. Des couples se forment le temps d'une valse, d'un fox-trot ou d'une java : en plus de la mélodie, le rythme de l'accompagnement, sa pulsation, s'inscrivent dans leur mémoire corporelle. D'ailleurs, quand une chanson monte à nos lèvres, si les mots nous manquent nous fredonnons la mélodie, et remplaçons les mots manquants pas des onomatopées: "Parfois on change un mot, une phrase / Et quand on est à court d'idées / On fait lalalalala" précisait malicieusement Charles Trenet dans L'âme des poètes. Puis nous claquons des doigts, tapons du pied pour marquer la mesure, comme dans ces concerts où le public applaudit en rythme. Cela ressemble au début d'une chorégraphie. Réussir à faire danser les auditeurs d'une chanson est toujours un gage de popularité.

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"L'âme de la chanson".